Ben oui quoi, on est en juin, et le mois de juin dans notre grosse boiboite c'est le mois des hormones, du presque départ en wacances et de la distribution des cadeaux de noël, j'ai nommé : les classes.
Il faut savoir que les instits ordinaires, (ordinaires par comparaison aux 'pécialisés) sont sacrément ancrés dans le réel comme disent les speakologues ! ça veut dire qu'en attendant la liste de leurs futures victimes élèves ils restent sereins flippent leur race.
Or donc, il se trouve que dans notre usine à futurs dirigeants de la planète dont les aimables géniteurs-'ont-pas-fuit-le-fisc-mais-quand-même-un-peu, dans cet établissement à la pointe du progrès social, pédagogique et informatique réunis, bref dans ce champ d'orchidées, il y a encore quelques petits tas de fumier çà et là : mes ouailles...
Alors bien entendu, ce ne sont pas là de vulgaires Kévin issus d'un coït aviné à l'arrière de la kangoo, mais de purs Jean-Edouard conçus dans de la soie, toute lumière éteinte pour ne pas heurter le Seigneur... Ce ne sont pas des Prescilla non plus, ou alors à des tarifs que ce pauvre Kévin ne pourra jamais débourser, même en revendant la kangoo de collection dont auquelle il est question deux lignes au-dessus, mais je m'égare... Or donc, mes Frédégonde et Pierre-Alexandre ont beau briller de particules toutes fraiches, ils n'en demeurent pas moins quelque peu demeurés... et c'est là que les hostilités commencent...
La secte RASED locale, à laquelle j'ai le privilège d'appartenir, a la chance de pouvoir mettre son nez dans les attributions de classes, ça vous la coupe ça hein les copains hexagonaux ! Donc c'est un peu notre moment de gloire. Quand on se pointe aux réunions, c'est un peu comme le générique des space cowboys, on arrive au ralenti et le silence se fait dans la salle.
Les sourires sont quelque peu figés, le regard en coin se porte successivement sur Père Noël le maîtreuheu, qui vient caser ses mous du bulbes, Barbie Dolto ses déprimés et votre serviteur les zagaçants-qu-on-est-pas-formé-pour-ça-nom-d-une-pipe... En plus on a généralement une fournée d'invendus livrés avec leur AVS et là, on peut pas vraiment dire qu'ils se précipitent...
Mamie Zinzin me susurre "tu m'en a mis des faciles hein ? c'est ma dernière année..." comme elle me l'a susurré l'an dernier et l'année d'avant, que même je me demande si c'est pas à cause de moi qu'elle prolonge...
La directrice est sortie de sa superbe et de son bureau pour l'occasion, elle a mis son costume de super occupée débordée, mais tout de même impliquée, bon y a qu'elle et les nouveaux qui z y croient, les zautres, les vieux, semblent vaguement la reconnaitre mais ont prévu de tenir compte de son avis un petit peu comme on considère avec bienveillance l'avis de Zébulon le hamster trisomique sur la gestion de crise dans l'espace Schengen...
Mais elle est là, avec son nordi branché sur le tbi (et oui, on est riche ET modernes) et son balai dans le cul (elle ne se sépare ni de l'un ni de l'autre tant ils lui donnent une contenance) et elle peste en essayant de rejoindre le cloud (prononcer « leuh cla-eu-deuh ») où notre douce et discrète secrétaire a rangé les futures classes de CM1 en oubliant une petite vingtaine d'élèves en passant mais on n'est pas des machines non plus...
L'ambiance est tendue, on se croirait en 1917 au chemin des dames, devant l'ennemi : le boche, celui qui va te pourrir l'année, dont les parents, imbus d'eux-mêmes et de leur placenta à pattes vont te remplir l'email professionnel à grand renfort d'études sur le côté néfaste du redoublement et des dernières études PISA... Mais comme en 1917, le danger vient aussi de derrière la ligne de front, où le réseau attend en embuscade avec son troupeau de dysiques en tous genres pas foutu de lire la dame aux camélias sans s'étouffer.
Bref, il est loin le temps béni des colonies où seul les enfants bien propres sur eux étaient accueillis dans nos institutions de luxe, où quand papa avait fait des enfants à la bonne il avait la décence de ne point nous les infliger.
Las, tout se perd ma pauv'dame et nous voici devenu une école "comme les autres", presque une école de pauvres, y a qu'à voir les cadeaux de fin d'année : fini le temps des stylos Mont-Blanc et des grands crus millésimés, maintenant c'est colifichets à deux balles et sets de tables brodés par des petites philippines souffreteuses pour aider le groupe humanitaire.
Avec l'arrivée en masse des prolos (c'est à dire, soyons précis, les ingénieurs de base seulement payés deux fois ce qu'ils toucheraient en France) c'est aussi l'arrivée d'une nouvelle race d'élèves : les cons élèves en difficulté graves et persistantes, m'enfin, ceux qui ont pas assez de cours particuliers et qui nécessitent, je suis prêt à le reconnaitre un peu plus de travail en classe, voire pas mal de patience...
J'ai la chance de présenter "les cas" à l'assemblée, comme à mon habitude, je n'ai pas pris de notes et s'il peut m'arriver de confondre des situations après tout ça fera une bonne surprise à tout le monde à la rentrée. J'adore : je fais mon marchand de tapis, j'en appelle à leur bon cœur m'sieurs dames, je joue à la fois des sentiments et du rappel à la loi. C'est simple : je m'écouterais, j'essuierais une larme et j'enclencherais la marseillaise.
Alors, tapie au fond de la salle, l'institutrice aux yeux humides lève timidement le doigt pour se proposer, et là, VLAN, dès la première syllabe, elle est ferrée, j'te l'emballe encore avec ma mansuétude sirupeuse, j'te la regonfle narcissiquement et professionnellement, et je raye le jeune Pépin le bref du bulbe de ma liste pour présenter Euphrasie la mutique hyperactive... ouf plus que 4...
Les têtes de gondoles ainsi casées, le reste n'est que billevesées et coquecigrues et nous nous éclipsons avant que les collègues ne s'aperçoivent que nous n'avons pas évoqué tout le monde... et qu'il reste quelques perles dont, par pudeur sans doute, nous n'avons pas évoqué l'avenir... alors dans la salle vide de tout 'pécialiste commence une partie de carte entre vignettes paninis et pokémon sous le regard éveillé de cocker mort de la directrice, et vas-y que je t'échange une mère d'élève sexy mais chiante contre un nul en math, le fils de la conasse collègue du CP contre celui du chef du restau 4 étoile qui chaque année ne manque pas d'inviter la maîtresse et sa famille afin d'assurer les passages sans heurts dans la classe supérieure...
Bref, c'est le bordel.
Et le lendemain, le soleil se lève sur un champ de bataille parsemé d'étiquettes roses pour les filles et bleues pour les garçons (je t'emmerde mariage pour tous) et plus personne ne se parle...